Eugène Bersier

(1831-1889)

 

La parole de Caïn

(avant 1864)

Texte du sermon

Texte de base

Genèse 4.9 : L’Eternel dit à Caïn : Où est Abel ton frère ? Et Caïn lui répondit : Je ne sais ; suis-je le gardien de mon frère ?

Grande idée

A l’image de leur Maître, les chrétiens doivent se soucier des souffrances du monde autour d’eux, aussi bien sur le plan matériel que sur le plan spirituel.

Contenu

Ce sermon d’Eugène Bersier est un plaidoyer vibrant pour le travail social et l’évangélisation.

Le prédicateur part du constat que l’antiquité s’est approprié la parole de Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère ? ». Le mépris du pauvre, de l’esclave et plus généralement des déshérités de la terre, règne partout. C’est l’apparition du Christ qui a changé la donne : pauvre parmi les pauvres, il n’a pas méprisé la misère humaine mais s’en est chargé. Les chrétiens doivent le suivre dans cette démarche et voir dans tous les hommes, même les plus méprisables ou sauvages, des frères. C’est une approche proprement chrétienne, même si l’humanisme a tenté de se l’approprier. Les chrétiens sont donc les gardiens de leurs frères, et cela les engage à soulager leurs misères temporelles, mais aussi à sauver leurs âmes.

Le Christ s’est soucié des souffrances du corps, notamment sous la forme de ma maladie et de la pauvreté. Il est né parmi des pauvres, a vécu parmi eux et meurt avec eux, et c’est eux qui le représentent après son départ de la terre (Mt 25). Depuis, la préoccupation pour les pauvres a été constante dans l’Eglise fidèle, et nombre d’hôpitaux et d’orphelinats en témoignent. Certes, des atrocités ont également été commises à l’ombre du christianisme, mais l’indignation même que cela provoque chez les incrédules témoigne puissamment de ce que l’Evangile s’érige contre de telles pratiques. Et ceux qui critiquent le christianisme devraient contempler ce que le monde serait sans lui.

Bersier plaide ensuite pour la mission, trop souvent vilipendée, mais il insiste encore davantage sur le travail d’évangélisation à réaliser près de chez nous. Un christianisme qui l’oublie est une orthodoxie stérile qui ne peut réclamer le nom de foi qui sauve. Mais il y a d’autres obstacles qu’une foi factice, comme par exemple le découragement devant une tâche trop grande. Bersier invite les découragés à regarder à Jésus-Christ qui a, lui aussi, commencé à agir à petite échelle, autour de lui. Ceux qui déplorent l’absence de résultats devraient également regarder au Sauveur qui a, lui aussi, fini sa vie dans un apparent échec. Bersier souligne encore que l’inaction n’est pas une option pour le chrétien, vu que l’adversaire œuvre sans cesse à la perdition des âmes. Le sermon se termine dans une prière dans laquelle il invoque l’aide du Seigneur.

La structure

Ce sermon n’a pas une structure qui se dégage très facilement, mais on peut dégager trois thèses principales, suivies d’avertissements et d’encouragements d’ordre pastoral.

1. Le christianisme a introduit dans le monde le souci de l’autre, et en particulier du pauvre

2. En tant que chrétiens, nous devons soulager les souffrances des corps : maladie et pauvreté

3. En tant que chrétiens, nous devons sauver des âmes, par la mission et l’évangélisation

4. Dangers : orthodoxie de tête, découragement, angélisme

Apport

Lorsqu’on la compare avec l’œuvre d’Adolphe Monod, par exemple, on constate que la prédication de Bersier montre une nouvelle préoccupation du protestantisme, même orthodoxe : on ne prêche plus seulement la conversion, mais on s’intéresse à ceux qui souffrent, aussi bien dans leur corps que dans leur âme. C’est salutaire et rafraichissant.

La langue du sermon est raffinée, générant parfois une belle intensité rhétorique. Nous pensons notamment à ce passage où Bersier décrit le sentiment du chrétien qui se sent trop petit par rapport à l’immensité des besoins :

« Il y a des heures où la pensée de tout ce qu’il y aurait à faire nous poursuit, nous obsède et nous paralyse. Il y a des heures où nous entendons monter dans notre âme comme un vague et sourd murmure qui va grandissant. C’est le bruit des douleurs de la terre, le gémissement des opprimés, la plainte amère des affamés, le cri de révolte ou la sinistre joie des âmes qui se perdent. Toutes ces voix s’unissent, elles montent comme les flots d’une marée furieuse que soulève un vent d’orage et jettent jusqu’à nous leurs clameurs désespérées. Alors, nous inclinant sur ces abîmes, nous disons : « Que sert de jeter ma faible parole dans ce tumulte, que sert d’émietter mon pain sur la surface de cet immense océan ? » »

On trouve peu de « patois de Canaan », mis à part peut-être la référence répétée au « pied de la croix ».

Bersier évite aussi la danger de véhiculer trop de notions abstraites mais cherche souvent des exemples personnifiés.

La pensée est soignée, la plupart des arguments se tiennent. Sur le plan théologique, Bersier a fait une très belle trouvaille : le vicaire du christ, c’est … le pauvre (Mt 25) ! C’est original, et juste à la réflexion, et mieux fondé dans les Ecritures que la primauté de l’évêque de Rome.

Le passage accusant l’orthodoxe qui limite le salut à sa petite personne est aussi très poignant :

« Il y a une orthodoxie de tête qui est la plus funeste des hérésies, car elle enseigne au monde, autant qu’il est en elle, que l’Evangile est sans efficace et que le sang de Jésus-Christ n’a arrosé la terre que pour y laisser la sécheresse du désert. Il y a des gens qui se croient sauvés et qui n’ont jamais aimé. Etre sauvé, pour eux, c’est avoir réglé une fois pour toutes ses affaires avec Dieu. Ils acceptent l’enseignement large ou étroit, facile ou sévère, qui domine dans l’Eglise à laquelle ils appartiennent, et après avoir ainsi résolu la lourde question de l’éternité, ils s’en vont le cœur léger, sec, mondain même au milieu d’un monde qui souffre et qui périt loin de Dieu. Mes frères, est-ce là la foi qui sauve ? Non, c’en est la contrefaçon déplorable. La foi qui sauve, Jésus-Christ l’a dépeinte dans une magnifique parole : Celui qui croit en moi, des fleuves d’eau vive sortiront de son sein. »

Faiblesses

La structure d’ensemble du discours semble peu nette, un peu torturée. On aurait sans doute pu alléger un peu, pour rendre l’ensemble un peu plus lisible, plus « aérodynamique ». Par exemple, après avoir affirmé en introduction que les païens vivent chacun pour soi et montré que cela n’est plus possible pour les disciples du Christ, pourquoi revenir sur l’égoïsme romain exemplifié par la citoyenneté romaine (« Civis romanus sum ») ? L’apport de ce passage semble assez limité.

Par ailleurs, la fin du discours ne nous semble pas très réussie, on reste un peu suspendu et on se demande si c’est bien la fin.

Concernant les éléments du discours, l’auteur se permet quelques ornements inutiles, comme s’il voulait montrer toute l’étendue de sa culture. Platon, Cicéron, Celse, mais aussi Franklin et Renan sont invoqués, et parfois on se demande si c’est vraiment indispensable. Le fait que Bersier cite Cicéron en latin - procédé très commun chez les prédicateurs catholiques – nous semble également lié à cette envie de faire comprendre que l’orateur est un homme très instruit. C’est sans doute vrai, mais est-ce le bon endroit pour le prouver ?

Bref, il nous semble que le discours gagnerait à être allégé. Une flèche trop richement décorée risque de ne pas atteindre la cible.

Nous avons signalé que Bersier manie bien la langue, mais là aussi, il en fait parfois un peu trop. Ici et là, la langue est un tantinet trop précieuse, voire même ampoulée. Prenons pour exemple le passage suivant :

« Ah ! cherchez donc à l’effacer ce soleil des âmes dont la clarté vous importune, et si par impossible vous pouviez y réussir, à l’effroyable obscurité qui couvrirait le monde, vous reconnaîtriez, mais trop tard, quelle était la splendeur de l’astre qui s’est éteint. »

C’est bien écrit, sur le plan littéraire, et la pensée nous semble juste, mais on peut se demander si ce n’est pas trop ciselé pour être compris par des auditeurs simples : de fait, personne ne parle comme ça, de manière naturelle. C’est un langage très écrit, peut-être trop. Ne serait-ce pas plus efficace, du point de vue de l’orateur, de raccourcir les phrases, d’en simplifier la trame, bref de dire, par exemple :

« Effacez donc ce soleil des âmes qui vous aveugle ! Si jamais vous y arriverez, vous verrez bien combien le monde sera sombre. Vous comprendrez combien cet astre était lumineux. Mais ce sera trop tard ! »

En tout cas, pour un auditeur du début du XXIème siècle, le style de Bersier peut parfois prêter à sourire, par excès d’élévation littéraire. Mais si on fait abstraction de cela, et de certains concepts qui trahissent l’époque de la rédaction (l’expression « société des âmes », ou les remarques sur les « nègres » et autres « sauvages » par exemple, ou l’idée qu’il n’y ait pas d’hôpitaux ou d’orphelinats en Asie), le cœur du discours a plutôt bien vieilli.

Sur le plan des idées, il n’y a pas grand-chose à dire de négatif. L’argument que l’indignation provoquée par les méfaits commis au nom du christianisme est une preuve de ce que l’Evangile est innocent de ces maux nous semble un peu sophiste ; un décalage entre théorie et pratique est perçu et stigmatisé comme hypocrite, mais sa perception n’est pas une preuve que la théorie est pure ; elle peut aussi reposer sur une mauvaise compréhension de la théorie. L’argument apologétique de Franklin est également relativement faible, car personne ne sait ce que serait un monde sans christianisme. C’est un argument proprement rhétorique, mais quand on y réfléchit, il s’avère sans grande force. De même, l’affirmation que

« c’est parce que je crois à cette âme [immortelle] que le dernier des esclaves ou des sauvages a droit à mon respect »

peut se discuter ; les animaux, par exemple, n’ont-ils pas droit à notre respect, en tant que créatures de Dieu, bien qu’on puisse penser qu’ils n’ont pas une âme immortelle ?

Eléments de rhétorique

Comme les autres grands noms de la prédication protestante, Bersier ne fait pas trop dans les effets de manche rhétoriques. Mais sa langue est visiblement très travaillée ; on rencontre des paronomases (« … qui t’oublie et t’outrage … ») et d’autres constructions qui fonctionnent de la même manière (« Lui qui n’a pas un regard pour les splendeurs de la terre, lui qui … n’a pas une parole pour les Tibère … »). Bersier ne craint pas non plus l’allitération (« … le monde moderne marche … ») et des figures du même genre (« … la vie que je veux éveiller … »), somme toute assez élégantes. On trouve également des hyperboles telles que :

« Pour moi, quand je ne posséderais que ce fragment de l’Evangile, j’y reconnaîtrais en adorant la trace du Dieu dont le nom est amour … »

C’est caractéristique de l’époque – de nos jours, on a un peu de mal avec ce genre de déclarations manifestement excessives.

Par endroits, le discours est très rythmé par répétition. Un exemple suffira :

« Vous l’avez entendu à Bethléhem, à Nazareth, en Gethsémané, à Golgotha. Vous l’avez vu, ce Roi des rois, revêtant avec notre chair mortelle toutes les humiliations de la pauvreté ; vous l’avez vu se chargeant de nos douleurs et de nos angoisses ; vous l’avez vu, ô mystère d’amour ! s’identifiant tellement à l’humanité coupable qu’il a pris sur lui le poids de ses crimes, toute l’horreur de sa condamnation. … »

A la question rhétorique « Mais nos frères, où sont-ils ? », l’orateur répond avec le refrain maintes fois répété : « Vos frères, ce sont … », « Votre frère, c’est… », « Nos frères, ce sont … », pour culminer en « Nos frères, ils sont partout ! » En variant un peu le refrain, il n’alourdit pas trop le discours, comme cela arrive parfois à Adolphe Monod.

Bref, sur le plan rhétorique, ce sermon nous semble d’assez bonne facture.

 

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